Montreuil, le 26 mars 2012
Journal « Challenges »
M. Vincent BEAUFILS
33 rue Vivienne
75 002 PARIS
Monsieur le rédacteur en chef,
Par la présente et conformément aux dispositions législatives prévues par l’article 13 de la loi du 19 juillet 1881, la Fédération CGT des cheminots souhaite exercer son droit de réponse concernant l’article commis par M. Thierry FABRE intitulé « les régimes spéciaux de retraites » paru dans le n°292 de CHALLENGES en date du 15 mars 2012 [1] et plus particulièrement sur les références faites aux théories de James Buchanan et Gordon Tullock dans l’article « avantage aux corporations ».
Ainsi, lorsque ces deux économistes, chantres d’un modèle économique libéral effréné, évoquent « l’ignorance des citoyens sur des sujets complexes » à propos de la mise en place des régimes spéciaux, le moins que l’on puisse dire c’est que votre journal, et les médias dans leur ensemble, n’aide pas à la compréhension réelle et objective de ce sujet.
Mais peut-être est-ce intentionnel ?
Pour autant, l’exercice journalistique impose pour aborder un dossier, aussi sensible que la question du système de retraites en France et de ses différents régimes, d’en maîtriser un tant soit peu les tenants et les aboutissants.
Surtout lorsque l’on ose relayer, sans contradicteur, que les cheminots sont « un groupe bien organisé et proche du pouvoir » et que l’on souligne que « les régimes spéciaux sont financés par la collectivité ».
Face à de tels écrits, emprunts de provocation et de malhonnêteté, quelques éclairages s’imposent sur la genèse des régimes spéciaux, et en particulier sur celui des cheminots et la réalité de son financement.
Les premiers régimes de retraite chez les cheminots sont apparus dès 1850, soit quasiment dés la naissance des chemins de fer.
Mais il y avait autant de régimes que de Compagnies, et il a fallu de longues luttes sociales pour parvenir en 1909 au régime unifié que nous connaissons aujourd’hui.
La création de retraites par les compagnies privées reposait sur la nécessité de s’attacher la main d’oeuvre qualifiée, d’assurer la sécurité des circulations, d’imposer une discipline quasi militaire et de maintenir la paix sociale, d’où la mise en place de régimes patronaux « à livrets » fonctionnant par capitalisation des cotisations.
Par la suite, en s’appuyant sur l’exemple des fonctionnaires, les cheminots obtinrent des régimes « à annuités ».
Les droits étant différents d’une Compagnie à l’autre, la loi du 21 juillet 1909 a unifié les régimes de retraites des cheminots et, suite à la grève d’octobre 1910, la loi du 28 décembre 1911 a imposé la rétroactivité.
Le régime fut exclu de la loi du 5 avril 1910 sur les « retraites ouvrières et paysannes » (ROP), comme il le fut de la loi du 30 avril 1930 sur les « assurances sociales », d’où son appellation de régime spécial.
La nationalisation des Réseaux du chemin de fer par la Convention du 31 août 1937 créant la SNCF, donne naissance à la Caisse de Retraite SNCF.
En 1945, lors de la création de la Sécurité sociale, les régimes spéciaux sont « provisoirement maintenus » par le décret du 8 juin 1946.
La Loi d’Orientation des Transports Intérieur (LOTI) du 31 décembre 1982 transforme la SNCF en Etablissement Public Industriel et Commercial (EPIC) et maintient le régime spécial.
Au cours de son histoire, le régime SNCF a subi de multiples tentatives de remises en cause (1934, 1953, 1970, 1995, 2007), mais les cheminots ont su le préserver, en s’appuyant notamment sur la spécificité des tâches ferroviaires et les contraintes de continuité du service public (horaires décalés, travail de nuit et de week-end, découchés, mobilité…).
La Direction SNCF, elle-même, justifie le maintien du Régime Spécial par ces mêmes arguments.
Il n’est pas inutile de rappeler qu’à sa création, le régime fonctionnait par « capitalisation collective ». Mais, l’inflation, la crise économique, les mauvais placements et les améliorations de prestations obtenues de 1920 à 1929 amenèrent un important déséquilibre financier nécessitant un relèvement substantiel du taux de contribution des Compagnies… qui étaient en déficit !
Pour éviter d’accroître ce déficit, le gouvernement vint à leur secours au travers du décret-loi du 19 avril 1934 qui fit passer le financement de la « capitalisation » à la « répartition ».
L’évolution démographique pesant financièrement de plus en plus lourd sur l’entreprise car, de par son isolement, le régime SNCF ne peut bénéficier de la solidarité interprofessionnelle liée à la répartition, le gouvernement à combler cette absence par une contribution de l’Etat.
Le « tout routier » faisant tomber le rapport démographique à 0,69 actif pour 1 retraité en 1970, la contribution de la SNCF dépasse le taux de 60 % !
Suite à négociations et en appui de la « normalisation des comptes » imposée par le Règlement européen n° 1192/69, le financement du régime est réformé en profondeur. Pour « mettre sur pied d’égalité » la SNCF et ses concurrents routiers, l’Etat prend en charge le différentiel démographique en versant une contribution d’équilibre.
En janvier 1983, l’article 30 du Cahier des charges Etat - SNCF reconduit ce mécanisme de financement.
Ainsi, le financement de l’Etat ne vise qu’à compenser le déficit démographique du Régime sur les bases du Régime Général et non à financer les droits spécifiques qui sont eux intégralement financés par une cotisation sociale supplémentaire.
Pour bien comprendre, il faut savoir que les cheminots de la SNCF ne cotisent pas pour une retraite complémentaire.
Deux types de cotisations ouvrent droit à une pension SNCF :
– Les cotisations salariales dues par l’affilié
– Les cotisations patronales dues par la SNCF (Taux intitulés T1 et T2)
Le taux T1 est le taux destiné à couvrir les montants qui seraient dus si les salariés de la SNCF relevaient du régime général et des régimes de retraite complémentaire, déduction faite des cotisations salariales.
Le taux T2 est lui le taux destiné à contribuer au financement des droits supplémentaires et spécifiques de retraite que le régime spécial de la SNCF offre par rapport au régime général et aux régimes de retraite complémentaire.
Attendu que le salaire est composé du salaire direct et du salaire socialisé, la cotisation patronale T2 fait partie intégrante de la rémunération globale des cheminots et nous pouvons donc affirmer sans contestation que les cheminots se payent leurs droits.
A l’aune de ces quelques éléments de compréhension, les citoyens n’auront aucun mal à comprendre que le maintien des régimes spéciaux est non seulement pleinement justifié et justifiable mais qu’il constitue un point d’appui permettant à l’ensemble des salariés à prétendre à une amélioration de leur droit à la retraite.
De manière générale, la question fondamentale sur la retraite est de savoir quel choix de société en la matière faisons-nous : la retraite comme anti-chambre de la mort ou la retraite comme nouvelle étape de la vie ?
Pour la CGT, c’est bien la dernière vision qui doit s’imposer et constituer le « guide » des politiques en la matière.
A partir de là, la question du financement, dans un pays où la richesse créée n’a jamais été aussi importante, devient un « montage technique » répondant uniquement à une orientation politique.
De ce point de vue, la CGT a des propositions et nous serions heureux de vous les faire partager.
Ainsi, la fédération CGT des cheminots se tient à votre disposition pour des informations et des précisions complémentaires sur un sujet qui ne peut souffrir d’aucun raccourci.
Dans l’attente d’être publié, je vous prie, monsieur le rédacteur en chef, d’agréer l’expression de mes sincères salutations.
Eric FERRERES
Secrétaire fédéral