Par Jacques Le Goff [1]
On dit que l’humour se porte mal. Il est vrai que la télévision a dérivé vers un rire de commande sans trace de véritable humour. Car, entre rire et humour, les relations ne sont pas si simples.
À l’origine, qui est anglaise, l’humour ne vise pas le rire. S’il le provoque, c’est sans l’avoir voulu et presque par accident. Il est plutôt une manière de réagir aux désagréments et malheurs de l’existence avec maîtrise et sang-froid. Le comique naît de la surprise de la réaction, plutôt inattendue, à la situation. Ainsi de ce chauffeur de taxi londonien qui, après avoir essuyé un déluge de bombes, commentait : « Quelle chance, pas un seul feu rouge ! » Il faut être capable de traiter les choses légères avec gravité et les choses graves avec légèreté.
L’humour, c’est la manière de conjurer le tragique. Maître en la matière, Charlie Chaplin l’a mieux dit que personne : « Voilà ce qu’est l’humour : la douleur enjouée. Dès qu’une situation dépasse le tragique, elle devient drôle. Bien sûr, le public compatit... tout en riant de moi. » C’est une prise de distance par rapport à un événement, à un groupe et, souvent, à soi-même.
Dans le beau film de Benigni, La vie est belle, un déporté s’attache à transfigurer, pour son jeune fils, la vie d’un camp de concentration en une comédie burlesque. Objectif : rendre, par inversion, la réalité supportable. Cela commence par le « Alors, on s’offre du bon temps ! », adressé au patient alité, jusqu’au rire nerveux qui s’empare des gens lorsqu’ils sont confrontés à une catastrophe. L’humour dédramatise pour rendre l’existence supportable. Ainsi, Tristan Bernard, à l’heure d’être arrêté à Cannes pendant la guerre, commente : « Jusqu’à présent, nous vivions dans l’angoisse ; nous allons vivre dans l’espoir. » L’humour est bien la « politesse du désespoir » (André Breton) qui fera dire à Julien Gracq : « Quand la mort viendra, j’aimerais mieux être absent. »
Dans les relations sociales, l’humour permet souvent de désamorcer le conflit, mais à condition de ne pas verser dans l’ironie piquante. Un petit mot, élégant, peut dissiper un nuage. Un seul exemple emprunté à Churchill. Comme il propose de splendides cigares à la fin d’un repas, l’un des invités en prend cinq en disant : « Pour la route ! » Et Churchill, au lieu de s’indigner de la goujaterie, lui murmure : « Merci, cher Monsieur, d’être venu d’aussi loin ! » A-t-il compris ? Ou encore le général de Gaulle, destinataire d’un « Mort aux c... », qui réplique : « Vaste programme, Monsieur ! »
Et n’oublions pas l’humour envers soi-même. Comme on le sait, les Juifs ont été les premiers à rire de leur réputation d’âpreté au gain, sinon d’avarice. Témoin, Groucho Marx : « N’oubliez pas de donner à mon imprésario 10 % de mes cendres. » Ou encore : « Un Juif prie régulièrement Dieu de le faire gagner au Loto. Jamais exaucé, il adresse des reproches à Dieu qui réplique : ’ Si, au moins, tu commençais par acheter un billet... ’ »
Chaque peuple se rit ainsi de ses travers. Et, à titre individuel, l’humour peut signaler le souci de ne pas s’identifier totalement à son rôle, d’introduire du jeu entre soi-même et sa fonction. Ainsi, Jean XXIII, réputé pour son esprit, visitant l’hôpital romain du Saint-Esprit, voit arriver une religieuse très émue qui se présente : « Très Saint Père, je suis la supérieure du Saint-Esprit. » « Eh ! bien, vous en avez de la chance. Moi je ne suis que le vicaire du Christ ! »
Enfin, l’humour a souvent servi à résister aux pouvoirs, à manifester une liberté, comme ont su le faire les dissidences. Ce qui explique que Staline ait pu asséner qu’« un peuple heureux n’a pas besoin d’humour »...