la raison tonne en son cratère |
Le Manifeste - N° 07 - Juin 2004
Action Directe
L’inlassable
vengeance d’État
Les membres d’action directe ont purgé leur peine incompressible mais contrairement à d’autres ils sont volontairement maintenu en prison malgré leur état de santé. Le philosophe Georges Labica revient sur cette affaire de justice de classe.
Joëlle Aubron, Georges Cipriani, Nathalie Ménigon et Jean-Marc Rouillan, considérés comme les « chefs historiques » du groupe Action directe, sont détenus depuis 17 ans, en particulier pour les meurtres du général René Audran, Direc-teur des relations internationales du ministère de la défense (janvier 1985), et du PDG de Renault, Georges Besse (novembre 1986). Leur camarade Régis Schleicher, jugé pour « association de malfaiteurs », après plusieurs rejets de demandes de libération, entre dans sa 21e année d’incarcération. C’est parce qu’ils sont des prisonniers politiques, bien que l’Etat français ne reconnaisse pas cette qualité, que, dès leur arrestation, ils ont été condamnés à la perpétuité par une cour d’assises spéciale exclusivement composée de magistrats professionnels (application rétroactive des lois « antiterroristes » de Pasqua), et qu’ils ont été soumis à un véritable programme de destruction. Au sein d’un système carcéral, constamment dénoncé par toutes les enquêtes nationales et européennes, comme l’un des plus iniques qui soit, – conditions de détention, surpeuplement, absence totale de droits, durée des peines, ils ont fait en outre l’objet d’un traitement d’exception, qui ne s’est jamais relâché. Entièrement livrés à l’arbitraire de l’administration, ils ont connu un quotidien fait de longues et systématiques mises à l’isolement, de fouilles à répétition, de parloirs délivrés au compte-gouttes, de courriers sévèrement contrôlés, voire non distribués, de rétention d’informations de presse, ainsi que des perfusions de force à la suite de très longues grèves de la faim (plus de cent jours).
Acharnement répressif
En dépit de nombreuses et sévères interventions d’élus,
députés et sénateurs communistes et verts, leur situation, loin d’avoir changé,
n’a fait que se détériorer. Alors qu’ils se trouvent à quelques mois de la fin
de leur peine dite « incompressible » (18 ans), l’acharnement répressif a
poursuivi son œuvre. Ils sont tous les quatre atteints de pathologies graves.
Nathalie Ménigon, victime de deux accidents vasculaires cérébraux, imputables à
ses conditions de détention, s’est, à plusieurs reprises, blessée profondément
(jusqu’à 41 points de suture) pour obtenir d’être soignée. Atteinte d’hémiplégie
et profondément dépressive, elle a dû, les promesses n’ayant pas été tenues,
engager une nouvelle grève de la faim du 16 au 26 février dernier, qu’elle a
interrompue sur la demande de ses amis, afin d’attendre le verdict d’appel de sa
demande de suspension de peine, reporté du 26 mars au 9 avril. Georges Cipriani,
souffre depuis plusieurs années de troubles psychiques. Il a été interné en
division psychiatrique pendant 18 mois, puis replacé en détention. Tous les deux
auraient dû être libérés depuis longtemps pour raisons médicales, et
singulièrement au titre de la loi Kouchner du 4 mars 2002, dont a bénéficié un
Maurice Papon. Or, il n’en a rien été et le pourvoi de Nathalie Ménigon vient
d’être à nouveau rejeté, le jour même où la “Justice”, sous des attendus quelque
peu différents, donnait une suite favorable à celui de Le Floch Prigent.
Le 7 mars, Joëlle Aubron a été transférée de la prison de Bapaume au service de
neurochirurgie du CHRU de Lille, afin d’y être opérée d’une tumeur au cerveau,
métastase d’un cancer du sein ou du poumon. Sa famille, qui n’avait pas été
prévenue par l’administration, mais seulement alertée par une amie, dont le
parloir avait été suspendu, ni son avocat, n’ont pu la voir avant cette dure
épreuve. Menottée à son lit durant les jours qui ont précédé l’opération, sous
la garde de 3 officiers de police à la porte de sa chambre ouverte en
permanence, elle a été à nouveau entravée, après l’opération. Ce n’est qu’à la
suite de protestations et d’une campagne de presse que le préfet concerné a mis
fin à cette situation. Ramenée à la prison de Bapaume, avant de suivre une
dizaine de séances de rayons, et laissée sans aucun suivi médical, elle a dû
être une nouvelle fois transférée d’urgence à la suite d’un évanouissement et
d’une chute ayant entraîné une blessure à la tête. Cette fois encore, sa famille
n’a pas été immédiatement informée. Et ses parloirs ne sont toujours pas
reportés de la prison sur l’hôpital.
Jean-Marc Rouillan enfin, atteint d’un cancer du poumon décelé il y a trois
mois, vient seulement d’être conduit au secteur pénitentiaire de l’hôpital de
Lyon.
L’exigence d’une libération immédiate, qui fait l’objet d’une pétition à
l’initiative de leurs amis, devrait rencontrer la plus large adhésion.
La vengeance d’État
Que les plus hésitants et les « belles âmes » elles-mêmes se
rassurent. Il ne leur est demandé aucun ralliement idéologique. Le seul souci
humanitaire est d’autant plus suffisant qu’il est avalisé et garanti par une
disposition juridique. On notera cependant que l’acceptation explicite de
l’exception, savoir la maladie, entérine tacitement la règle, autrement dit la
mort programmée. La vengeance d’Etat, car c’est bien d’elle dont il s’agit, ne
s’y voit nullement mise en cause. L’abolition officielle de la peine de mort
peut parfaitement s’accompagner de son application officieuse. Il est avéré que
l’allongement de la durée des peines en représente l’effet compensatoire, si
l’on peut dire, qui appartient aussi aux spécificités du système judiciaire
français. En outre, à l’arrière-plan, se découvre le fonctionnement d’une
justice de classe, dotée de plusieurs vitesses, ou de plusieurs étages, comme on
le dit des fusées. Tout d’abord, la gravité d’un délit se mesure à la condition
sociale de celui qui l’a commis. « Selon que vous serez puissant ou misé-rable...
», l’adage est aussi vrai de la post-modernité et de la Ve république que du
Moyen Âge ou de la Rome antique. D’autre part, le délit et la sanction
s’allègent aussitôt que l’on passe du « droit commun » au domaine des affaires.
On ne compte plus les non-lieux et autres remises de peine si généreusement
distribués aux fraudeurs, concussionnaires, prévaricateurs ou initiés, pour peu
qu’ils détiennent un poste de quelque importance dans les hiérarchies politiques
et économiques. En regard d’un vol de pommes, on le sait, la prédation boursière
et l’escroquerie au détriment du budget public ne sont que péchés véniels, dont
nul, de surcroît, ne se soucie de mesurer les effets sociaux.
Au sommet, l’impunité ne concerne pas uniquement l’exorbitant placement
hors-droit d’un Président, ni l’improbable statut de cours de justice, où
pourraient comparaître des ministres, elle s’étend bel et bien, par une sorte de
capillarité, à tous les agents sans aucune exception de la puissance publique,
dont elle permet de relativiser les méfaits. Le flic voleur, violeur, cogneur ou
assassin, quand sa charge devrait induire l’alourdissement des châtiments
encourus, bénéficie, au contraire, d’égards, dont sont jugés indignes ses
homologues de ladite société civile. Et les moyens de se soustraire à toute
sanction se multiplient en remontant l’échelle des pouvoirs, au point qu’aux
responsabilités les plus élevées correspondent les degrés d’irresponsabilités
les mieux assurés. « Responsable n’est pas coupable », autre air connu. En
clair, l’État, détenteur de la violence, qui n’est pas seulement symbolique, et
garant de sa propriété par les propriétaires au prorata précisément de leur
propriété, l’État est intouchable. Ses serviteurs, ou, plus exactement, ses
maîtres, que sont ses représentants, le sont aussi. C’est pourquoi un Dumas, un
Mitterrand fils, tel ou tel ministre ne sont pas ou si peu inquiétés. C’est
pourquoi un Sirven et un Le Floch Prigent se voient exemptés de peines pourtant
minimes et profitent de la loi Kouchner. C’est pourquoi un Papon, qui n’a écopé
que 10 ans, et qui a sans doute connu des conditions privilégiées durant sa
courte détention, se retrouve libre. Un commissaire, qui, ailleurs, aurait
jalousement veillé au menottage, se rend même à son domicile vraisemblablement
plutôt pour prendre des nouvelles de sa santé que pour s’assurer qu’il a bien
laissé au fond d’un tiroir la Légion d’honneur, qu’en principe, il n’a plus le
droit d’exhiber. On se trouve ici dans le contre-exemple absolu. Les centaines
de déportés juifs, les centaines de morts algériens relèvent de l’ordre étatique
et de son respect scrupuleux, de Pétain à De Gaulle, par un ministre et un
préfet, et non des registres de la criminologie. Le précédent des généraux de
l’OAS, dûment rehabilités par un F. Mitterrand, était déjà éclairant.
Les « terroristes », ce sont les militants d’Action directe, en aucun cas le
Haut fonctionnaire galonné et décoré. Il y aurait pourtant encore matière à
interrogation.
La haine intacte
de la bourgeoisie
Car si le terroriste, comme on nous le hurle aujourd’hui,
c’est le tueur d’innocents, civils de surcroît, en quoi les condamnés politiques
pour les meurtres d’un marchand d’armes et d’un exécuteur de « plans sociaux »
mériteraient-ils une étiquette, dont se verrait dispensé le pro-nazi ratonneur ?
A noter qu’ici encore l’impasse est faite sur les conséquences, par exemple, des
« dégraissages », en nombre de vies brisées, de drames psychologiques et de
suicides. Tant il est vrai que la violence systémique, quant à elle, travaille
dans l’ombre et le silence. A moins que le terme de « terrorisme » ne soit
réservé à ceux qui s’en prennent à l’Etat et à la personne de ses commis les
plus éminents ? On se doutait bien que le « terrorisme d’État » n’existait pas
et que les « attentats ciblés » ne pouvaient être qu’une exclusivité du Pouvoir.
D’un côté l’impardonnable du crime des crimes, de l’autre, la mansuétude due aux
« bavures » dans l’exercice du devoir. L’impeccable logique de la clémence va
jusqu’à ignorer les frontières, puisque la République offre, le cas échéant (et
souvent échu) sa bienveillante hospitalité à un Bokassa, un Aoun ou un Bébé Doc.
Ajoutons qu’à ceux, nombreux assurément parmi les chefs-matons, des Directeurs
de Centrale aux Préfets et Gardes des Sceaux, qui attendraient et souhaiteraient
quelque repentance ou un acte de contrition de la part des détenus d’Action
directe, ou, à défaut, de l’un d’entre eux, on répondra tranquillement qu’on ne
voit pas pourquoi on demanderait à ces prisonniers politiques (qui n’en sont
légalement pas) d’adopter un comportement qui n’est requis d’aucun prisonnier
social, à partir du moment où, comme l’on dit, « il a purgé sa peine » et « payé
sa dette à la société ». Le moindre mea-culpa ne signifierait-il pas, en quelque
façon, l’anéantissement, pour la plupart de ces militants, d’une moitié
d’existence sauvegardée à force de détermination entre les murs de leurs
cellules ? Leur dangerosité toujours mise en avant ne mesure que la haine
intacte d’une bourgeoisie à laquelle ils ont un moment fait peur. On paraît, à
l’inverse, ne guère s’offusquer qu’un Papon, toujours lui, se répande dans des
colonnes d’hebdomadaire, pour affirmer qu’il ne nourrit ni remords, ni regret.
Justice de classe
Et le terrorisme considéré en tant que transgression
révolutionnaire ? Quelques instants d’attention ne sont peut-être pas non plus
inutiles. Dans la lutte engagée entre travail et capital, dans le combat
anti-impérialiste, il est notoire que l’action consciente de masse, selon les
critères les plus sûrement établis, emporte le rejet de l’aventurisme gauchiste,
selon l’appellation consacrée. L’opiniâtre labeur de mobilisation et d’éducation
condamne l’action directe et son rêve d’exemplarité. Un tel choix a
incontestablement connu son heure, et, en bonne part, conserve sa leçon. Comment
toutefois ne pas prendre en considération le fait que ce sont la conjoncture et
l’opinion, c’est à dire le rapport des forces, aux évolutions souvent
imprévisibles, qui font la décision ? Ce qui, pour les individus, se traduit par
la mort, l’arrestation ou... un siège à l’Onu. Et pour nous aujourd’hui, les
pères, les grands frères ou les cousins de ces « enfants perdus », auxquels nous
avons parfois inculqué les radicalités soixante-huitardes et tiers-mondistes, de
quels titres de gloire, et surtout de quelles victoires pouvons-nous nous
prévaloir, du haut desquelles les juger ? De quel bilan historique ? Le comptage
des pas nous serait-il si favorable, un ou deux en avant, deux ou trois en
arrière ? Les soumissions consensuelles au (dés)ordre dominant
constitueraient-elles le prix à payer pour nos bonnes consciences et la peur de
l’anarchie pour le renoncement au « grand soir », cette baudruche de nos
lâchetés ? Trop pressés, trop imbus de nos certitudes, nous n’avions pas vu que
la dialectique était également maîtresse de relativité.
Encore un mot. Le rejet des demandes de suspension de peine présentées par les
avocats des prisonniers politiques d’Action directe a coïncidé avec la décision
gouvernementale, non encore exécutée, d’extrader Cesare Battisti. Le
rapprochement entre les deux situations a été opéré, à plusieurs reprises, y
compris par le dernier nommé. L’appartenance de famille fait peu de doute. Mais
il s’agit, en réalité, de figures inversées. En témoignent les réactions
contradictoires des opinions « de gauche », de part et d’autre des Alpes. Ici,
en France, on proteste avec véhémence contre la mesure annoncée, là, en Italie,
on s’étonne du parti pris de défense d’un homme ayant échappé à la justice de
son pays. On n’en débattra pas. On ne recourra même pas à l’hypothèse selon
laquelle ce serait à nouveau une forme de complaisance vis-à-vis de la doctrine
d’État de distinguer entre des ressortissants nationaux et un étranger,
passibles donc d’appréciations différentes. Il suffira d’avancer que « le
respect de la parole donnée », invoqué par les plus neutres, ne saurait
strictement équivaloir à l’exigence de justice, le formalisme juridique ne
pouvant faire le poids face à la dénonciation d’un brutal déni du droit. Reste à
espérer que le premier ne fera pas obstacle au second et qu’au contraire, les
deux se confondront dans le nécessaire tollé contre la justice de classe et la
vindicte d’État.
Georges Labica